Le retour à Boston est difficile. Je me sens comme Neil Armstrong de retour sur Terre après avoir posé le pied sur la Lune : décalée, en manque d’exaltation. Les quatre jours passés à Manhattan ont été intenses et palpitants, rendant le retour à mon petit bureau près de l’ascenseur chez Undertake presque claustrophobique.

  • Ne t’inquiète pas, me rassure Simon. Et ne te fatigue pas à changer la déco, tu ne resteras pas longtemps ici. Avec l’article incroyable que tu ramènes de Manhattan, ils vont te dérouler le tapis rouge.
  • Mouais, dis-je sceptique. Tu imagines Edith faire ça ?
  • Non, admet-il. Mais elle te donnera sûrement un vrai bureau. Au fait, qu’as-tu écrit dans le mot pour Malik Hamani destiné à Parker le dernier jour des ventes ? Un envoûtement ? Ça a l’air d’avoir bien marché.

J’avais presque oublié ce mot ! Je doute que ce soit la raison pour laquelle Roman a accepté l’interview. Néanmoins, ne voulant pas expliquer que j’ai eu une aventure avec Roman Parker, je dis vaguement :

  • Rien de spécial. Je pense que c’est surtout Hamani qui a plaidé en ma faveur.

Simon accepte ma réponse sans insister. Ouf ! Je me plonge dans mon travail, coupe, recoupe et peaufine l’article. Jacob occupe mes pensées, rendant mon travail à la fois excitant et épuisant. Quand je ne pense pas à Jacob, c’est Roman qui envahit mon esprit… Simon a pris de superbes photos. Sélectionner les meilleurs est un crève-cœur. La photo de Frida Pereira appuyée sur le capot de la Mustang est une véritable œuvre d’art.

  • Tu devrais être portraitiste, Simon. C’est incroyable ce que tu arrives à capturer et suggérer en une photo.
  • Merci, dit-il en rougissant.
  • Tu préfères quoi pour illustrer la partie sur Roman Parker ? Les Trois Tours ou le jardin zen ?

Je regarde les photos. Elles sont belles mais aucune ne capture vraiment l’essence de Roman Parker. Jusqu’à ce que je tombe sur un cliché en noir et blanc de la rivière de gravier sous un pont de pierre, avec une Parker Tower en arrière-plan.

  • Celle-là, dis-je. Elle capte une infime part de l’âme de Roman Parker. Le mystère sous le pont, la dureté des pierres, le contraste des galets blancs et des graviers noirs, la démesure de la Tour… Parfaite.

Notre article paraît le lundi suivant. Comme prévu par Simon, je quitte mon cagibi pour un petit bureau, ancien espace de stockage des archives. Les dossiers tapissant un mur complet me plaisent, offrant une documentation à portée de main.

Les premiers jours, mon bureau devient un moulin, mes nouveaux collègues viennent me féliciter et me demander :

  • Alors, comment est Roman Parker ?

Avec des variantes souvent farfelues. Edith me remet personnellement une dizaine d’exemplaires d’Undertake dès leur sortie.

  • Félicitations, Amy, dit-elle sans chaleur ni enthousiasme. Vous vous en êtes bien tirée. Peu importe comment vous avez obtenu l’interview de Parker, seul le résultat compte. Nous avons fait un tirage spécial parce que le nom de Parker fait vendre. Continuez comme ça. N’oubliez pas de passer voir Kathy pour vos notes de frais et la rémunération de votre pige.

Mon premier véritable salaire de journaliste ! J’ai envie de sauter de joie et de faire la danse de la victoire au milieu du couloir. Au lieu de cela, je remercie Edith et commence à préparer mes envois de magazines. J’en réserve un pour mes parents, accompagné d’une longue lettre où je leur annonce que j’ai maintenant ma place assurée au journal et que je reste à Boston. Je passe sous silence ma rencontre avec Jacob, qui occupe constamment mes pensées sans donner signe de vie.

J’envoie également un exemplaire à chacune des cinq personnalités qui ont accepté de se prêter à l’interview. Je demande à Simon de tirer une épreuve 40 x 50 cm d’une des photos de Frida Pereira avec la Mustang, une image sublime que nous n’avons pas publiée. Je l’enveloppe de papier de soie et la glisse dans une enveloppe à bulles, accompagnée du magazine et d’un petit mot de remerciement. Quand vient le moment d’envoyer son exemplaire à Roman, j’hésite sur la teneur du message : professionnel, personnel ou à double sens ? Finalement, je choisis la simplicité et la prudence. Je joins une photo que j’ai prise à Central Park, montrant un joggeur en sweat à capuche gris renvoyant un ballon à un petit garçon. La lune éclaire la scène, lui donnant un air irréel de bande dessinée. Au dos, j’écris simplement : [Merci]. J’aimerais lui dire tellement plus...

J’informe ma logeuse, Mme Butler, que je souhaite prolonger mon bail. Elle m’invite à boire une tisane de sauge pour fêter cela. C’est infect, mais je suis tellement contente que j’en bois trois tasses.

  • C’est excellent pour la digestion, me dit-elle.

Quand je parle de prendre un(e) colocataire, elle se propose spontanément d’effectuer une présélection. Connaissant nos goûts divergents, je décline poliment.

  • C’est vraiment aimable, mais j’ai déjà passé une annonce sur Internet et prévu de grouper les visites samedi.
  • Oui, oui, je comprends, dit-elle, dépitée.

Malgré tout, samedi matin à huit heures précises, elle est installée dans son rocking-chair sur le palier, observant les candidats qui défilent. Elle a raison de ne pas se priver du spectacle, car les postulants sont tous plus farfelus les uns que les autres. La prochaine fois, j’accepterai sans hésitation sa proposition de tri préalable.

Le premier candidat, un « artiste », parle d’espace, de lumière, de feng shui et d’inspiration. Mais Mme Butler intervient énergiquement :

  • Ah non ! Pas d’artiste. Pardonnez-moi, Amy, mais vous savez combien j’attache de l’importance à l’intégrité de mes couloirs et de mes murs.
  • Quel rapport avec mon art ? S’étonne le jeune homme.
  • Le rapport, c’est que je vous vois venir : on commence par accrocher ses œuvres, puis on peint les fenêtres, ensuite on sculpte les meubles, et finalement, on transforme mon couloir en œuvre conceptuelle. C’est hors de question.
  • Mais c’est primaire comme réaction !
  • Peut-être, mais je suis la propriétaire de cet appartement et personne ne viendra le transformer en Chapelle Sixtine.

L’artiste incompris doit plier bagage, marmonnant un « béotienne ! » rageur.

Le second candidat est une jeune fille maigre et pâle, habillée entièrement en vert. Elle fait plusieurs fois le tour de l’appartement en me questionnant sur mes habitudes alimentaires, mes engagements politiques et mes motivations spirituelles. Finalement, soit que mes réponses l’aient affligée, soit qu’elle ait trouvé mieux ailleurs, elle part sans donner de réponse ni de numéro.

Entre chaque candidat, Mme Butler s’éclipse pour nous apporter une tasse de tisane de sauge. Quand elle me rejoint après le passage de la fille-endive, je suis aux prises avec le troisième candidat, un dragueur invétéré qui m’invite en boîte avec une subtilité de diplodocus. Il se fait jeter dehors par Mme Butler.

  • C’est un immeuble honnête ici, grommelle-t-elle, pas un saloon ni une maison de passe.

Le quatrième, malgré ses excellentes connaissances en botanique, déplaît fortement à Mme Butler. Ses pupilles dilatées et ses tatouages de feuilles de marijuana sur les avant-bras ne jouent pas en sa faveur.

La cinquième est une jeune fille enjouée et sportive qui nous plaît immédiatement. Malheureusement, elle est venue pour rendre visite à sa cousine Bella et s’est trompée d’étage.

La sixième candidate semble parfaite. Sympathique, vêtue d’un jean et d’un chemisier, elle a un boulot stable et pas de névrose visible. Par contre, elle a six chats.

  • Je suis allergique aux chats, gémit Mme Butler. Et Kiki ne les supporte pas, ça le rend fou.
  • Kiki ? S’inquiète la candidate.
  • C’est mon berger allemand.

Je regarde avec regret s’éloigner cette candidate parfaite qui tient trop à ses chats pour les confronter à cinquante kilos de furie canine.

  • Je n’ai pas de chien, répond Mme Butler parfaitement sereine. Mais je ne supporte pas les chats.

Je suis à deux doigts d’abandonner quand se présente un dernier candidat, un beau brun à la peau mate, aux yeux de biche et à la démarche de danseur.

  • Eduardo Perez, enchanté, dit-il avec un accent mexicain et nous dépose à chacune une bise sonore sur la joue.

En quarante-cinq secondes, il fait le tour de l’appartement et déclare :

  • C’est parfait, je le prends.

Puis il ajoute, en sortant un sachet de sa besace :

  • J’ai les biscuits idéaux pour accompagner une tisane de sauge, c’est un signe, non ?

Le lendemain, Eduardo Perez emménage avec moi au 12, Chesnut Street. Je ne peux m’empêcher de penser que j’aurais donné cher pour que l’un de ces candidats soit Jacob. Lundi soir, en rentrant d’Undertake, je trouve Mme Butler qui m’attend sur son palier, somnolant dans son rocking-chair, un colis sur les genoux. Malgré sa curiosité évidente, j’attends d’être chez moi pour l’ouvrir. Le tampon de l’expéditeur est celui de la Parker Company… Jacob ! Je tergiverse un moment avant d’ouvrir le paquet, savourant l’instant comme il le mérite. Je prends le temps de me déchausser et de me servir un jus de fruits avant de m’installer dans le canapé avec le colis. À l’intérieur, je découvre un chemisier bleu outremer en soie naturelle, d’une finesse et fluidité exceptionnelles, qui rappelle celui que les ivrognes m’avaient déchiré.

Une enveloppe de papier vélin accompagne le chemisier, contenant un mot manuscrit :

[Chère Amy, votre article est à la hauteur de ce que j’espérais de vous. À bientôt, pour une prochaine collaboration que j’escompte aussi plaisante. Roman Jacob Parker]

Je suis folle de joie. Il a pensé à moi, après plus de deux semaines de silence ! Mais je suis aussi déçue, le message est impersonnel. J’aurais aimé savoir ce qu’il a pensé de la photo que je lui ai envoyée. Lui a-t-elle plu ? Moi, je l’adore, elle trône encadrée au-dessus de mon lit. Elle capture un instant précieux, hors du temps, entre l’enfant et le joggeur inconnu, avec la lune ronde dominant le parc.

Le lendemain, je porte le chemisier au travail. Le porter me rapproche de Jacob, chaque effleurement du tissu sur ma peau me rappelant ses caresses. C’est une sensation grisante et délicieuse. La semaine passe comme dans un rêve, et elle touche à sa fin quand Edith me convoque dans son bureau. Ce qu’elle m’annonce est incroyable et ajoute à mon état euphorique : elle me confie un nouveau reportage, encore plus prestigieux que le précédent.

  • C’est pourquoi j’ai contacté Roman Parker, me dit-elle. Il accepte, à quelques conditions mineures. Et comme vous le connaissez déjà, c’est vous, Amy, accompagnée de Simon, qui assurerez ce reportage. Si vous avez des questions, je suis dans mon bureau, conclut-elle en me laissant interloquée.

Je suis prête. Je n’ai pas dormi de la nuit. Simon va passer me chercher. Roman nous attend à la Red Tower. Une semaine avec lui. C’est énorme. Reste pro, Amy. Fais abstraction de Roman. Tu vas devoir suivre un homme d’affaires dans son quotidien au sein de son entreprise. C’est ton job. Ok. Respire. Oui, je sais qu’on parle de Jacob. Raison de plus pour rester vigilante.

Je me demande ce qui l’a motivé à accepter cette proposition d’Edith, lui, le mystérieux milliardaire dont personne ne sait rien. Personne sauf moi.

  • Il a des exigences, Amy, m’a dit Edith. Certaines ne vous plairont peut-être pas. Vous verrez ça sur place avec lui. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas le contrarier. Ce n’est pas n’importe qui. D’un claquement de doigts, il peut couler Undertake.

J’ai acquiescé, j’ai dit oui à tout. J’étais trop fabuleusement excitée pour vraiment l’écouter.

Et maintenant, me voilà au pied du mur…

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