
La journée avait mal commencé. J’allais retrouver mes parents en Charente-Maritime, ce qui, en soi, était déjà une épreuve. Certains se réjouissent de ce genre de pèlerinage, mais cela dépend de la famille qu’on a. Depuis que je me souviens, mes parents n’ont fait que s’engueuler. Et mon père, quand il était raide bourré, ce qui arrivait presque tous les soirs, avait la mandale facile.

Mon bac en poche, j’avais quitté Périgny pour paris afin de poursuivre mes études. J’avais travaillé dur, tant pour réussir le concours de l’école d’aviation qu’à chaque vacance pour financer mon indépendance. J’habitais maintenant en colocation avec un pote à Montreuil. Les filles allaient et venaient dans notre appartement, et parfois je m’attachais, mais souvent, je cédais simplement parce que je ne savais pas dire non. Je ne voulais pas faire souffrir les filles. Alors, pour peu qu’elles me le demandent gentiment, je les laissais partir.Mon petit numéro de branleur fonctionnait : elles finissaient par se lasser de moi. Malheureusement, cela m’avait rendu nonchalant avec les nanas, et c’est probablement pourquoi Sandra m’avait plaqué. Je l’aimais bien, et ça me restait en travers de la gorge.
Je pensais encore à elle en arrivant devant le train, en retard évidemment, parce que j’avais pris le métro dans le mauvais sens. Mon billet indiquait que j’étais en voiture 19, la plus éloignée. J’ai couru sur le quai, mon sac lourd à la main, en pestant contre les gens qui me bousculaient et les vieux qui avançaient lentement avec leurs valises à roulettes alors que le train partait dans cinq minutes.
En fait, j’étais de mauvaise humeur à cause de Sandra, partie la veille, et à cause de ce mariage. C’est pour ça que j’allais en Charente-Maritime, pas pour mes parents. Ma sœur épousait un gros lourd que je ne pouvais pas supporter. Il faut croire que certains ne sont pas découragés par le schéma parental. Doriane fonçait droit vers les ennuis, et on ne pouvait pas dire qu’elle n’avait pas été prévenue. En montant dans le train, j’ai réalisé que j’avais oublié leur cadeau. Tant pis, je ferais un chèque. Mais à qui allais-je bien pouvoir refourguer cette lampe galets ?
« Il ne manquait plus que ça ! Ils m’ont mis dans un carré », grommelais-je en vérifiant mon numéro de siège. Cerise sur le gâteau, j’étais côté fenêtre. La Sncf est vraiment agaçante : quand on voyage seul, ils vous placent toujours dans un carré, avec quelqu’un à côté et deux en face. Dans ce cas, une seule solution : iPod à fond dans les oreilles, fermer les yeux et attendre que ça passe.
C’est à peu près ce que je faisais quand elle est arrivée. En retard, elle aussi ; le train a démarré immédiatement après son entrée. Le siège devant moi était libre. Elle a demandé à son voisin de se lever pour y accéder. Il l’a fait à contrecœur. Elle a jeté sa valise sur le rack, puis s’est faufilée comme une petite souris jusqu’à son siège. Sauf qu’elle n’avait rien d’une petite souris. C’était une femme, une vraie. Une bombe atomique qui irradiait des hormones féminines de partout. Je lui donnais peut-être trente-trois, trente-cinq ans.
Elle était grande, brune, avec des cheveux lisses et brillants coupés en carré long. Elle portait une jupe noire au-dessus du genou et une chemise assortie, ouverte de trois boutons sur la gorge. Pas de collants. Ses jambes nues étaient bronzées. Des sandales à talon haut accentuaient le dessin de ses mollets. Les ongles de ses orteils étaient vernis d’un rouge rutilant. Elle avait une classe folle, due autant à sa taille (elle devait dépasser le mètre soixante-quinze) qu’à l’assurance qu’elle dégageait. Ses lunettes de soleil rabattues sur ses cheveux noirs comme un serre-tête déchiraient grave.
Quand elle s’est assise devant moi, son souffle était courte, des perles de sueur humectaient son front. Elle m’a regardé brièvement, et là, j’ai fondu littéralement sur mon siège. Ses grands yeux verts, qui illuminaient son visage aux traits racés, m’ont fait valdinguer le cœur. Ses iris avaient la couleur des lacs de montagne, rehaussée d’un maquillage charbonneux.
Quand le train a démarré, elle a sorti un petit miroir de son sac à main pour se remettre du rouge. Elle ourlait puis pinçait les lèvres devant la glace, les badigeonnant de gloss. Comme j’aurais voulu être ce pinceau, qui allait et venait sur sa bouche sensuelle ! Puis, quand elle a fait claquer les deux parties du miroir pour le refermer, c’était comme si elle se fermait elle-même. Un truc du genre « le spectacle est fini, maintenant gamin, tu ranges tes yeux dans ta poche ». Je n’osais plus la regarder, sauf quand elle tournait la tête dans une direction opposée. Je ne suis pas d’une nature impressionnable, mais là, j’étais tétanisé. Je réalisais que je n’avais jamais chopé une nana de cette trempe, et qu’en somme, je n’avais rien connu de la féminité avant de la rencontrer.
Très vite, elle s’est saisie d’un bloc-notes et d’un stylo, et s’est mise à écrire. Elle avait l’air absorbé par ce qu’elle faisait. Elle griffonnait rageusement sa page, d’une petite écriture penchée, sans laisser d’espace vide. Quand elle avait tout noirci, elle chiffonnait le papier et le jetait dans la poubelle métallique. Puis, elle remplissait une nouvelle page blanche. Je me suis demandé quel taf elle pouvait faire : journaliste ? Écrivaine ? Ou peut-être préparait-elle un discours. Avec son charisme, je la voyais bien haranguer une foule de mecs cravatés.
Maintenant qu’elle avait les yeux baissés, je pouvais détailler sa physionomie sans me faire griller. Le premier truc que j’ai regardé, ce sont ses mains aux doigts effilés couverts de bagues, dont une, blindée de diamants, à l’annulaire gauche. Elle n’était pas pour moi. Un autre mec lui avait mis le grappin dessus. Un type qui avait de la gueule et des responsabilités. Un instant, j’ai regretté d’avoir négligé ma tenue. Je maudissais mon vieux jean, mon t-shirt élimé, mes vieilles baskets. Et dire que j’avais un costard dans mes bagages ! Mes copines disaient que je faisais dix ans de plus en costume-cravate. Qui sait, j’aurais peut-être eu mes chances ?
Inutile de rêver, elle était mariée, et elle n’aurait jamais fait attention à un branleur de mon âge… faute d’espoir de la séduire, je la regardais pendant que les écouteurs de mon iPod me crachaient du punk californien dans les oreilles. Mes yeux s’attardaient sur ses épaules larges, ses bras musclés, ses poignets ceints de bracelets en or qui tintaient quand elle raturait des mots. Elle n’était pas menue comme ces meufs qui font penser à des brindilles qu’on a peur de ne briser rien qu’en soufflant dessus.
Non, elle, c’était un arbre, solide et majestueux. Un arbre dans le genre de ceux que je voyais défiler par la fenêtre : un peuplier, au tronc bien droit, fermement planté dans le sol, et qui s’épanouissait en branches feuillues sur la moitié de sa longueur.
Elle avait de beaux seins pleins et larges, placés haut sur le buste, qui tendaient le tissu de sa chemise. Entre les boutons, qui travaillaient dur pour maintenir les deux pans fermés, on distinguait la dentelle noire de son soutien-gorge. De la jolie lingerie. À tous les coups, elle portait la culotte assortie. Ne pas y penser. Non, ne pas imaginer la maille noire transparente, plaquée sur sa toison fournie, dont s’échappaient quelques poils rebelles. Ne pas visualiser le point de jonction humide entre ses deux cuisses fermes. Putain, comme ça me donnait soif !
J’ai sorti la bouteille de coca que j’avais coincée dans ma poche de jean, et comme un con, j’ai oublié que j’avais couru pour attraper le train. Résultat : la mousse a giclé de partout, mais surtout sur mon T-shirt. Ça faisait vraiment clodo. Je suis allé aux toilettes pour passer de l’eau dessus. J’y suis resté longtemps, ce n’est pas simple de faire une lessive avec le mince filet d’eau qui s’écoule du robinet des chiottes. Pendant ce temps, le train a marqué un arrêt. L’annonce disait « Angoulême ».
Quand je suis revenu à ma place, elle avait disparu, sa valise aussi. La parenthèse enchantée était finie. Le TGV a repris sa route, et j’ai regretté de ne pas avoir pu lui jeter un dernier regard, ne serait-ce que pour établir un lien, une connivence, juste quelques secondes. Un sourire, si j’avais eu le cran… Elle me l’aurait peut-être rendu. Mais à quoi bon y penser ? Elle était partie.
J’ai bullé jusqu’à l’annonce du terminus. Avant de quitter mon siège, j’ai voulu tej la bouteille de coca à la poubelle. C’est alors que j’ai vu les boulettes de papier. Je n’ai pas pu m’empêcher de les rafler. Sur le quai de la gare, je me suis assis sur un banc pour les défroisser… Et j’ai lu.
Au jeune homme qui est assis en face de moi
Je rédige cette lettre, sans savoir si j’aurai le cran de vous la donner. Mais c’est plus fort que moi. Si je n’agis pas, je sais que je le regretterai. Je n’ose pas vous adresser la parole, à peine vous regarder. Alors, je vous écris.
Quand je suis arrivée dans le wagon, et que nos regards se sont croisés, j’ai été frappée par votre physique d’Apollon : une gueule d’ange sur un corps d’athlète. Ce mélange subtil de délicatesse et de virilité est rare. Ne croyez pas que je dis ça à tout le monde. En matière d’hommes, je suis du genre à faire la difficile. En revanche, vous, on a dû souvent vous faire de tels compliments. Vous ne pouvez pas ignorer que vous avez une plastique hors du commun… Vos traits délicats, vos yeux enjôleurs, votre teint doré, votre sourire à faire chavirer les cœurs, vos mèches blondes rebelles… Les filles doivent vous tomber dans les bras. Vous me faites penser à un acteur hollywoodien. Le genre d’hommes qui n’existe habituellement que derrière l’écran. Sauf qu’aujourd’hui, vous êtes là, devant moi, dans le TGV. J’en suis troublée à l’extrême. Vous regardez, c’est faire l’expérience de la beauté faite chair. Je suis tiraillée entre désir et admiration.
Je ne connais pas votre nom, mais j’imagine que vous vous appelez Amaël. L’agencement si fluide de consonnes et de voyelles vous va à ravir. À bien y réfléchir, vous ne pouvez pas vous prénommer autrement. Je ne sais pas non plus quel âge vous avez, 23, 25 ans tout au plus. En tout cas, beaucoup moins que moi, qui viens de souffler mes quarante bougies. Je pourrais presque être votre mère… À dire vrai, mes enfants est encore petit. Cinq bambins : trois garçons, deux filles, que je vais chercher chez leur mamie avant de descendre dans le sud, où mon mari doit nous rejoindre. Mon mari… ça fait plus de douze ans qu’on se connaît. Je suis devenue transparente à ses yeux. Les grossesses répétées, les nuits sans sommeil, les petits bobos des uns et des autres, ça vous bousille une vie de couple en moins de deux.
C’est drôle, quand vous m’avez regardée, j’ai eu le sentiment que pour vous, j’existais de nouveau comme une femme… Et ça m’a fait tout drôle. C’était comme une réminiscence de mes belles années. Mais sûrement me serais-je trompée… Peut-être vous faisais-je penser à quelqu’un… À votre âge, vous avez mieux à faire que de mater les mères de famille. Ce ne sont pas les jolies nymphettes qui manquent.
Mais pourquoi s’empêcher de rêver ? Quand il n’y a que cela à faire… Alors j’y vais, bien que je n’aie plus ni 15, ni 20, ni 25 ans, je me lance comme une midinette ; je m’enivre d’illusions, je me vautre dans des scénarios imaginaires qui me rendent votre présence tolérable, et que, peut- être, vous lirez, si je trouve le courage de vous donner cette lettre.
Dans mon rêve donc, j’imagine que j’ôte discrètement une sandale, et que j’allonge ma jambe vers vous. Mon pied nu vous surprend, lorsque je l’appuie contre votre mollet. Oh, bien sûr, vous êtes étonné. Vous tressaillez, mais vous ne vous dérobez pas. Vous souvenez-vous ? C’est mon rêve !
Votre regard plonge dans le mien tandis que mes orteils remontent le long de votre jean. Et, quand ils atteignent la braguette gonflée par l’impatience de mes caresses, vous vous immobilisez. Nous fermons les yeux de concert, pour mieux apprécier le contact : moi, je mouille de sentir la fermeté du pénis que je fais rouler sous ma voûte plantaire, et vous, Amaël, vous savourez l’audace de mon geste. Vous vous délectez de mes petites attentions coquines.
Soudain, je sens une pression contre ma peau. Vous me faites du pied à votre tour. J’ouvre grand les cuisses pour vous signifier mon accord, vous indiquer la voie à emprunter. Votre chaussure glisse sur mon épiderme hérissé de frissons, atteint mon entrejambe. Je m’arc-boute sous l’effet de la vague voluptueuse qui m’emporte au moment de l’impact. Une boule de chaleur explose dans mon bas-ventre. Alors nous rouvrons les yeux pour savourer notre complicité… Ô miracle ! Tous les voyageurs sont immobiles, comme des poupées de cire. Ils sont restés figés dans la position où nous les avons laissés, le regard fixe. Le train, lui aussi, a cessé de rouler. Les vaches qui paissent dans le pré que nous traversons ne bougent pas d’un poil. Les nuages ont interrompu leur course. Le temps semble s’être arrêté comme par magie.
Mais tout cela m’impressionne moins que le sourire rayonnant que vous m’adressez en me masturbant. Je fonds sur mon siège, d’un liquide visqueux qui inonde mes cuisses tremblotantes. Je ne tiens plus en place, il faut que je vous touche. Telle une chatte agile, je passe au-dessus de la tablette pour m’asseoir sur vos genoux, jambes écartées. Vous relevez l’accoudoir afin de faciliter mes mouvements. Et j’y suis, enfin, collée à vous. Je peux faire courir mes mains sur votre visage angélique, encadré de mèches blondes… Votre peau d’abricot, légèrement hâlée, appelle mes caresses. J’en apprécie la douceur ineffable sous la pulpe de mes doigts. Amaël : vous n’êtes pas un rêve, vous existez bel et bien, et vous vous donnez à moi. Il me suffit de glisser la langue entre vos lèvres tièdes, de déguster vos sucs, pour comprendre combien vous êtes réel. Un homme de chair et de sang, rien que pour moi.
Non, elle, c’était un arbre, solide et majestueux. Un arbre dans le genre de ceux que je voyais défiler par la fenêtre : un peuplier, au tronc bien droit, fermement planté dans le sol, et qui s’épanouissait en branches feuillues sur la moitié de sa longueur.
Elle avait de beaux seins pleins et larges, placés haut sur le buste, qui tendaient le tissu de sa chemise. Entre les boutons, qui travaillaient dur pour maintenir les deux pans fermés, on distinguait la dentelle noire de son soutien-gorge. De la jolie lingerie. À tous les coups, elle portait la culotte assortie. Ne pas y penser. Non, ne pas imaginer la maille noire transparente, plaquée sur sa toison fournie, dont s’échappaient quelques poils rebelles. Ne pas visualiser le point de jonction humide entre ses deux cuisses fermes. Putain, comme ça me donnait soif !
J’ai sorti la bouteille de coca que j’avais coincée dans ma poche de jean, et comme un con, j’ai oublié que j’avais couru pour attraper le train. Résultat : la mousse a giclé de partout, mais surtout sur mon T-shirt. Ça faisait vraiment clodo. Je suis allé aux toilettes pour passer de l’eau dessus. J’y suis resté longtemps, ce n’est pas simple de faire une lessive avec le mince filet d’eau qui s’écoule du robinet des chiottes. Pendant ce temps, le train a marqué un arrêt. L’annonce disait « Angoulême ».
Quand je suis revenu à ma place, elle avait disparu, sa valise aussi. La parenthèse enchantée était finie. Le TGV a repris sa route, et j’ai regretté de ne pas avoir pu lui jeter un dernier regard, ne serait-ce que pour établir un lien, une connivence, juste quelques secondes. Un sourire, si j’avais eu le cran… Elle me l’aurait peut-être rendu. Mais à quoi bon y penser ? Elle était partie.
J’ai bullé jusqu’à l’annonce du terminus. Avant de quitter mon siège, j’ai voulu tej la bouteille de coca à la poubelle. C’est alors que j’ai vu les boulettes de papier. Je n’ai pas pu m’empêcher de les rafler. Sur le quai de la gare, je me suis assis sur un banc pour les défroisser… Et j’ai lu.
**Au jeune homme qui est assis en face de moi**