
Bruits de pas étouffés derrière la porte d'entrée. Serge sursauta et lâcha le pan de rideau. Il rentra précipitamment sa verge dans son pantalon, mais celle-ci, obstinément verticale, refusait de se soumettre. Un clic-clac retentit dans la serrure. Serge referma sa braguette tant bien que mal, grimaçant de douleur et furieux contre lui-même. Bon sang, il s’était laissé surprendre comme un bleu ! Il savait pourtant qu’Ève allait rentrer d’une minute à l’autre. Balayant la table d’une main, il rassembla ses dominos et s’attela à les redresser un par un. Chassant de son esprit les images interdites qui lui causaient tant d’émotion, il reprit le comptage des petites pièces.
- Un domino, deux dominos, trois dominos…
- Coucou mon cœur !
La voix joyeuse de sa femme retentit tandis qu’elle pénétrait dans l’appartement. Assis à la table du salon, il lui tournait le dos. La pièce, petite et sombre, contenait un canapé, une télévision et une petite table, simple planche posée sur deux tréteaux. Cette table de fortune, face à la bibliothèque, était placée près de l’unique fenêtre. Un épais rideau recouvrait la vitre. Bien qu’Ève ne puisse l’avoir surpris, il se sentait comme un enfant découvert la main dans le bocal à bonbons.
- ... Quatre dominos, cinq dominos, six et sept...
Dans l'entrée, derrière lui, Serge entendit le manteau d’Ève tomber sur le vieux fauteuil en cuir. Lui parvint le bruit familier d’un feulement – cette habitude qu’avait sa femme de s’étirer comme un chat lorsqu’elle rentrait. Il avait trouvé cela charmant au début, mais n’y prêtait plus attention.
- ... huit dominos… Bon sang… sept, non neuf dominos…
Serge jetait des coups d’œil impatients au rideau, attentif au moindre bruit de l’appartement. Les glouglous du chauffage, l’aspirateur des voisins, les cris du bébé, jusqu’aux grincements de sa vieille chaise amplifiaient son imagination.
La porte du frigo s’ouvrit et se referma. Le robinet coula brièvement. Ève se désaltérait chaque soir avant de venir l’embrasser.
- ... neuf, dix dominos... Onze dominos…
Jetant un coup d’œil à son entrejambe, il ne nota qu’un vague renflement. Pourtant, les images interdites refirent surface. Serge sentit à nouveau son sexe gonfler.
- Oh non, gémit-il. Douze, treize, quatorze, quinze, seize !
- Que se passe-t-il ? s’enquit Ève.
Il ne s’était pas aperçu qu’il avait parlé tout haut. Ève, surgie par-derrière, lui déposa un baiser dans le cou.
- Ah, tes dominos… soupira-t-elle.
- Salut, mon amour, marmonna Serge sans quitter ses dominos des yeux. Bonne journée ?
Penché sur son jeu, il ne la regarda pas. « Les dominos représentaient le centre de son monde », se persuada-t-il. S’il arrivait à en être certain ce soir, sa femme suivrait sa pensée.
Serge était homme à se fasciner pour toutes sortes de choses. Un jour, il se passionnait pour les cèpes et encombrait l’appartement de livres sur les cryptogames et de champignons. Le jour suivant, son attention se portait sur les bicyclettes et son foyer se changeait en garage à vélo. Une fois, il avait passé une semaine à s’entraîner à produire du feu à l’aide d’un silex, qui s’était heureusement brisé avant que Serge ait pu embraser la demeure conjugale. En quinze ans de mariage, Ève était passée d’une bienveillance amusée à une vague tolérance. Il la savait contrariée par ces excentricités qui n’apportaient que de la pagaille dans une maison qu’elle tentait de maintenir en ordre. Mais elle n’intervenait que dans des cas extrêmes. Sans doute avait-elle été soulagée qu’il oublie la pyromanie pour se consacrer aux dominos. Depuis plus d’une semaine qu’elle le trouvait penché chaque soir sur le jeu, il l’entendait moins râler.
Ève rit à nouveau. « Elle rit de bon cœur, se dit Serge, sans doute de me voir si concentré. » Ou bien était-ce une moquerie qui en disait plus long ?
- Je file sous la douche, lança-t-elle.
Serge secoua la tête pour chasser ses doutes. Tandis qu’Ève s’éloignait, il continua d’aligner prudemment les dominos. Ceux-ci formaient un long serpentin louvoyant sur la table, qu’une pichenette aurait suffi à écrouler. Il ne sentit la pression retomber que lorsqu’il eut entendu le clic-clac caractéristique du verrou de la salle de bains. Enfin tranquille ! En fait de douche, Ève avait un rituel bien précis qui durait trente-cinq minutes. D’un coup d’ongle, il poussa le premier domino. Celui-ci entraîna tous les suivants. Les dominos tombaient à n’en plus finir, poussés les uns par les autres dans une longue et inexorable réaction en chaîne. Envahi de soulagement, Serge entrouvrit le rideau.
En vis-à-vis, au sein même de leur résidence, sur la fenêtre d’en face, une femme était enchaînée. Un homme, nu également, la ficelait. Il lui passait une longue corde autour du corps, et un nœud après l’autre, l’attachait. Le visage de l’homme reflétait une expression sérieuse. Il agissait tel un démineur, avec dextérité et lenteur. Aux yeux d’un autre, la jeune femme ressemblait sans doute à un grotesque saucisson. Mais pour Serge, il s’agissait d’art. Il était fasciné par les cordes qui enserraient la chair, la maintenait comme si elle allait exploser. Comme il lui passait la chaîne avec tendresse ! Comme celles-ci s’adaptaient bien à la provocante silhouette de la jeune femme ! Et l’expression de béatitude que cette dernière arborait ! Serge baignait dans un océan de plaisir par procuration, tout en se caressant.
Serge n’aurait pas songé faire ce genre de chose à sa propre épouse. Ève était une très belle femme, aux cuisses restées fermes avec les années. L’habitude et le quotidien avaient pourtant élimé le désir qu’ils avaient l’un de l’autre. Les charmes de sa femme le laissaient à présent indifférent. Ils ne faisaient plus l’amour que ponctuellement. Ève elle-même ne cherchait plus à déroger à leur routine sexuelle.
Ce soir, Serge s’était pourtant découvert un regain d’intérêt pour le sexe. Il se laissa emporter par une douce euphorie, bientôt oublieux de la réalité qui l’entourait.
Dans la salle de bains, Ève avait allumé le chauffage et s’était déshabillée. L’attitude étrange de son mari ne lui avait pas échappé. Elle avait perçu sur son visage distrait autre chose que des dominos. Une fois la porte refermée, elle retira donc la clé et se pencha sur le trou de la serrure. À travers l’étroit orifice, elle aperçut son mari, tel qu’elle l’avait laissé, assis sur le tabouret du salon. À cette différence près que le rideau était relevé, que le front de Serge était appuyé contre la vitre, que son pantalon était déboutonné et qu’il se masturbait. Se croyant à l’abri du regard de sa femme, il avait abandonné ses dominos et se touchait à la fenêtre de leur domicile, comme un adolescent devant un film porno. Ève sentit une bouffée de colère monter en elle. Soudain, l’air lui manqua. Pourtant, elle résista à l’envie de sortir de la salle de bains en hurlant. « Réfléchir. Ne pas agir sous le coup de la colère. » Elle entama des exercices de relaxation. « Respirer profondément. Retrouver et garder le contrôle de soi-même. Respirer encore. Écouter son corps. » Lorsque l’air circula à nouveau dans ses poumons, elle recouvra la maîtrise de ses pensées. Elle se rendit compte alors qu’à la colère se mêlait autre chose. « Excitation ? Peut-être bien que c’était de l’excitation… » Cela semblait absurde et fou. Mais oui, une excitation d’un nouveau genre s’emparait d’elle. Pour vérifier, Ève descendit une main vers sa fente. Plus de doute possible : elle était trempée.
Était-ce de voir son mari excité par une vision à laquelle elle était soustraite ? Elle ne se souvenait pas avoir déjà mouillé autant. Sacré Serge ! Au moment où elle s’y attendait le moins, leur vie sexuelle avait emprunté un cours nouveau. Avec les années, Ève avait senti leur désir mutuel s’étioler. Elle s’en était attristée, s’en était même ouverte à lui. Mais il lui était apparu que c’était là le cours naturel des choses, et elle avait accepté ce changement avec ce détonnant mélange de fatalisme et de joie de vivre qui la caractérisait. L’homme que son mari avait été s’était affaibli par excès de cigarette, de bonne chère et de travail. Elle l’avait un peu trompé. Mais ces hommes de passage n’avaient pas su raviver son intérêt pour les choses de la chair. Elle avait fini par reléguer le sexe aux oubliettes, imposant à son corps une sévère discipline sportive – cardio, musculation et étirements cinq fois par semaine – comme pour lui faire oublier ses autres aspirations. Et ce soir, voilà qu’elle renouait de façon imprévue avec des sensations qu’elle croyait perdues. Imprévues et, lui semblait-il, inéluctables.
Finalement, n’était-il pas touchant, ainsi avachi sur sa chaise et le sexe à l’air ? Que regardait-il ? Que pouvait-il bien y avoir de l’autre côté de la fenêtre qui lui inspirât une telle turgescence ? Quelle vision lui dessinait cette crispation d’extase sur le visage ? La curiosité la piquait, mais elle n’aurait pas risqué de compromettre cette aventure d’un soir en ouvrant la porte et en l’affrontant. Non, cette nouvelle tournure de leur mariage, décida-t-elle, s’opérerait comme les plus beaux drames : en souterrain.
Serge accéléra soudain le va-et-vient de sa main, et Ève vit qu’il soufflait fort. Elle se cambra davantage, tendue par l’excitation. Le visage de l’homme qu’elle avait épousé avait pris cette expression de plaisir absolu. Une giclée de sperme s’échappa du sexe de son mari. Elle se joignit à lui dans la jouissance.
Le corps apaisé par l’orgasme, Ève se sentait enveloppée d’une douce tiédeur. Elle se tenait nue dans sa salle de bains – sa pièce favorite. Levant les bras bien haut, elle inspira profondément, offrant ses seins au ciel par- delà le plafond. Ses tétons s’étaient durcis, malgré la température. Expirant lentement comme on lui avait enseigné, elle abaissa le buste, ramenant sa poitrine contre ses jambes tendues. D’un mouvement souple, elle se mit à plat ventre, puis releva sa croupe dans la position du chien renversé. Une pose après l’autre, en gestes économiques et maîtrisés, respirant bien fort comme il était recommandé, elle exécuta la séquence complète du Salut au Soleil six fois d’affilée. Les tensions de la journée quittaient son corps, et chacune de ses cellules se détendait.
En face de chez eux, un étage plus haut, un adolescent tendait le cou, les yeux pleins d’étoiles.
Le garçon était assis sur son oreiller. Sa chambre n’était pas bien grande. Sous l’étroite fenêtre, on avait calé un petit lit, et il restait tout juste assez de place pour en faire le tour. Vêtements propres et sales s’amoncelaient partout, jonchaient le sol, recouvraient une chaîne hi-fi ou un ballon de foot. Les trophées sportifs remplissaient une étagère, menaçant de chute les livres avec lesquelles ils cohabitaient. Cahiers et livres scolaires s’éparpillaient sur le lit, chevauchant et froissant une copie double couverte d’une écriture maladroite : un devoir inachevé. Au mur, quelques posters de groupes de musique maintenus par des bouts de scotch camouflaient à grand-peine le papier peint à fleurs jaunes.
Ce soir-là, soudain lassé de gratter le papier, l’adolescent avait jeté un œil par la fenêtre. Il l’avait fait par réflexe autant que par ennui. Il aimait bien embrasser du regard la résidence de nuit, sa mosaïque de fenêtres dont certaines étaient illuminées et d’autres closes. Il aimait observer les gens cuisiner chez eux, se laver les dents, ou encore savoir quels programmes télévisés ils regardaient. Mais ce soir, quelque chose d’inattendu était apparu à l’une des fenêtres. Le garçon avait soudain écarquillé les yeux, incrédule, devant la vision qui s’offrait à lui. Une tenaille invisible lui avait enserré le ventre. Son cœur avait bondi dans sa poitrine, et son sexe tendait à craquer le tissu de son pantalon. Oublieux de son devoir à rendre pour le lendemain, de sa mère et de sa sœur présentes dans l’appartement, de sa chambrette, de la résidence et de tous ses habitants, à une exception près, le môme ne vit plus que la vulve d’Ève.
Dans un lent jeu de cache-cache solitaire, la vulve s’ouvrait, se refermait, se dissimulait et réapparaissait. À chacun des mouvements de la femme, l’adolescent laissait échapper un soupir.
- Jo, à table ! s’égosilla la mère de l’adolescent.
Jonathan se rendit compte que son pantalon était déboutonné, et qu’il se branlait sans vergogne devant la fenêtre. Il dut rassembler toute sa volonté pour s’arracher à cette vision. Dans un sursaut de lucidité, il entrouvrit sa porte et cria à son tour :
- Je termine ma rédac pour demain, j’en ai pour un quart d’heure.
Bouffez sans moi !
En hâte, il repoussa la porte de sa chambre, coupant court aux grognements dépités de sa génitrice. Ce brusque rappel à la réalité lui fit prendre quelques précautions : il prit soin de tourner la clé dans la serrure avant de retourner à la fenêtre.
Oubliant vite son angoisse d’entendre sa mère l’appeler ou sa sœur tenter de rentrer, Jo se replongea dans les délices qui s’offraient à sa vue. Plonger n’est pas le mot exact, car c’eût été une action volontaire de sa part : Jo était entraîné malgré lui, mû par une force qui le transcendait. Il ne résista pas, mais laissa la vision de sa voisine, nue, le transporter, enivrer son corps et son esprit jusqu’à l’explosion de l’orgasme.