
Le jeudi après-midi, après avoir fait le point avec Edith et obtenu son feu vert pour la manière dont je compte mener les interviews, Simon et moi prenons la route pour new York dans sa mustang Shelby gt 500 de 1968, un coupé noir rutilant avec deux larges bandes blanches. Simon, habituellement timide et rêveur, devient intarissable lorsqu'il parle de sa voiture, dans laquelle il a investi toutes ses économies (et même plus). Nous arrivons au sleepy princess à vingt heures. Kathy, la secrétaire d’undertake, nous a réservé des chambres jusqu'à lundi matin. C’est un petit hôtel discret et chaleureux, avec des murs enduits de plâtre teinté. Chaque chambre est d’une couleur différente et le mienne est d’un beau bleu océan. Je remarque avec amusement qu’elle est parfaitement équipée en produits de première nécessité : petite pharmacie d’urgence, anti-cafards, éclairage d’appoint, bible, préservatifs… un paradoxe amusant : « tu ne forniqueras point… mais, au cas où, voici de quoi te protéger ! » le gérant de l’hôtel doit avoir le sens de l’humour.
Je déballe rapidement mes affaires, mets mon iPad en charge et installe ma petite figurine fétiche de Batman sur la table de chevet. Simon, mécontent de sa chambre rose, tente de négocier un échange :
- allez, quoi, Amy. Rose, c’est pour les filles et t’es une fille, non ?
- oui, mais je suis une fille moderne.
- et les filles modernes n’ont pas le droit d’aimer le rose ?
- si, bien sûr. Mais il se trouve que moi je n’aime pas.
Après un moment, il abandonne, admettant qu’il a perdu la bataille.
- mais je n’ai pas perdu la guerre, dit-il en claquant sa porte.
Sa voix étouffée à travers la cloison me fait rire :
- je n’ai pas dit mon dernier mot !
Après avoir commandé un sandwich poulet-tomates au room service, je préviens Simon que je pars manger à central Park pour me détendre seule après ces journées chargées. Simon comprend :
- d’accord. Mais reste dans les zones éclairées.
- pourquoi ? C’est un lieu sûr, maintenant, non ?
- oui, mais après vingt et une heures, il n’y a plus de patrouilles dans le parc, alors, pour une fille seule, mieux vaut éviter de tenter le diable. surtout pour une fille aussi belle que toi, ajoute-t-il en regardant ses pieds.
- entendu, dis-je, flattée et un peu gênée par le compliment. Je ne m’éloignerai pas des zones fréquentées.
- bonne balade, alors. Tu vas voir, c’est super sympa.
Simon a raison : central Park est très agréable. Après avoir fait le tour de la Great lawn, je m’assieds sur un banc près du zoo pour manger mon sandwich. La nuit est étoilée, l’air est doux, j’entends parfois rugir un animal. Je m’imagine qu’il s’agit d’Alex, le lion de Madagascar. Pour la première fois depuis mon arrivée aux Etats-Unis, je peux me détendre complètement. Je n’ai ni valises à ranger, ni interview à préparer, ni rien d’urgent à régler. J’observe les promeneurs, les couples d’amoureux sous la lune, les bandes d’adolescents chahutant et les joggeurs transpirant. L’un d’eux attire mon attention, un homme à la silhouette mince et sportive, aux épaules larges. Sa foulée est souple, il enchaîne les tours sans effort apparent. Il porte un jogging gris foncé et, malgré son rythme soutenu, ne présente aucune trace de sueur. C’est visiblement un habitué, donnant l’impression de pouvoir courir des heures sans fatigue. Je ne distingue pas son visage, dissimulé par la capuche de son sweat, mais il me plaît. Il est rapide, aérien. Lorsque je décide de rentrer à l’hôtel une heure plus tard, il est toujours en train de courir.
Le lendemain matin, Simon et moi nous rendons à la salle des ventes. Les enchères ne commenceront que vers quinze heures, mais cela nous permet de repérer les lieux et de nous informer du programme. Aujourd’hui, j’ai prévu d’interviewer en priorité Frida Pereira ; elle doit partir pour le Mexique demain matin et si je la manque, je n’aurai pas de seconde chance. Je relis sa fiche ; elle est réputée pour être pressée et irascible. Simon, qui l’a déjà croisée, n’est pas enthousiaste à l’idée de la revoir. Je suis nerveuse, j’aurais préféré commencer par John Baldwin, qui semble avoir un caractère plus facile.
En ressortant du bâtiment, nous assistons à un esclandre entre une quinquagénaire élégamment vêtue et un voiturier paniqué. La femme, grande et solide, a une chevelure noire striée de mèches blanches, relevée en un chignon. Elle s’appuie sur une canne au pommeau d’or en forme de tête de chien. Je la reconnais : c’est Frida Pereira. Sa réputation de terreur n’est pas usurpée. visiblement, le voiturier a égaré les clefs de sa voiture et elle s’apprête à le passer au hachoir.
- je dois être à l’hôtel guardia dans une demi-heure. Vous avez deux minutes trente pour retrouver mes clefs, dit-elle en consultant sa montre. Passé ce délai, commencez à réfléchir à votre lettre de motivation pour votre prochain emploi. Loin de new York. Voire des Etats-Unis.
Pétrifié, le jeune homme, visiblement novice, se creuse les méninges pour trouver une solution, à défaut des clefs :
- je vous prie instamment de m’excuser, madame Pereira, je vais les retrouver, je vous le promets ; mais en attendant, je peux vous appeler un taxi, au cas où… ?
- un taxi qui arriverait en moins de… (Elle consulte sa montre) deux minutes et cinq secondes ?
- ou bien vous déposer moi-même à l’hôtel guardia… ? Tente-t-il, désespéré.
- sans en référer à votre supérieur ? Et vous laisseriez votre poste vacant ? Que faites-vous des prochains clients ?
- je dois pouvoir m’arranger, madame Pereira, je…
- une minute quinze secondes, le coupe-t-elle, glaciale.
- je… je vous prête ma voiture, madame, bégaie-t-il, désespéré.
- le tacot jaune citron dans lequel vous êtes arrivé ? Vous avez un sens de l’humour navrant. Quarante secondes.
Le garçon se tord les mains, visiblement au bord des larmes.
- si vous le permettez, madame, nous pouvons vous conduire, dis-je.
Les mots sont sortis de ma bouche avant même que je réalise que j’avais parlé. Ce qui n’est pas plus mal : si j’avais pris le temps de réfléchir, jamais je n’aurais risqué de m’attirer les foudres de cette femme.
- et avec quelle voiture, mademoiselle ? Mademoiselle… ?
- je m’appelle Amy Lenoir, madame Pereira. Et la voiture en question est un mustang Shelby gt 500.
- vraiment ? Continuez, je vous prie.
Je récite tout ce dont Simon m’a rebattu les oreilles pendant notre voyage, en priant de ne pas faire de bourdes. Moteur, puissance maximale, performances, tout y passe. Il m’a assuré que sa voiture était un collector, j’espère que ce n’était pas des fanfaronnades et que Frida Pereira trouvera le carrosse digne de sa personne.
- le modèle de 1967 ou celui de 1968 ? demande-t-elle radoucie, avec une pointe d’intérêt dans la voix.
- de 1968, celui qui monte de 0 à 100 km/h en 4,85 secondes, affirmé-je fièrement, en essayant d’ignorer les regards outrés de Simon.
- eh bien, mademoiselle Lenoir, vous maîtrisez votre sujet. C’est agréable de rencontrer une femme aussi pointue dans un domaine qui est généralement l’apanage des hommes. Je pourrais me laisser tenter par votre proposition. Jeune homme, cette ravissante personne vous sauve la mise. Je vous accorde jusqu'à midi pour déposer ma voiture à mon hôtel. Soyez ponctuel.
Le voiturier, soulagé, retrouve quelques couleurs et se répand en excuses tandis que Simon, résigné mais professionnel, va chercher sa mustang. J’en profite pour exposer à Frida Pereira les raisons de ma présence ici.
- c’est ce qui s’appelle savoir saisir l’occasion au vol, me dit-elle quand je lui demande si elle accepte de répondre à mes questions. Vous irez loin.
C’est ainsi que j’obtiens un entretien exclusif avec Frida Pereira, femme de fer et propriétaire d’une mine de diamants. J’utilise les trente minutes de trajet pour boucler mon interview.
Lorsque nous nous garons devant l’hôtel, elle se prête à une séance photo improvisée près de mustang. Sa chevelure bicolore, sa pose sculpturale et son profil altier sont parfaitement soutenus par l’éclat métallique noir de la voiture. Puis elle me gratifie d’une énergique poignée de main :
- ce monde est encore un monde d’hommes, Amy. Mais les femmes comme vous et moi contribuent à le faire changer. Ne lâchez jamais rien.
Quand elle franchit les portes vitrées de l’hôtel, je pousse un soupir de soulagement qui doit s’entendre jusque long Island. Je m’appuie contre le mustang, comme sonnée. J’ai réussi ma première interview capitale, celle que je redoutais le plus, à l’arrachée, sans suivre de plan. Je ne me reconnais pas. J’en ai les jambes toutes flageolantes. Simon me regarde avec une certaine perplexité.
- wahou… ça, c’était fort. Tu as littéralement envoûté Frida Pereira. Elle t’apprécie. Elle t’appelle par ton prénom.
Il secoue la tête en répétant tout bas :
- wahou…
- pour fêter ça, je t’invite à manger, lui dis-je, tandis que l’adrénaline cède à l’euphorie. Le prochain sur ma liste est alexander bogaert. Tu le connais ?
- non, mais j’ai entendu dire que depuis son mariage le lion s’était changé en agneau. Enfin, presque…
À quinze heures précises, nous sommes de retour dans le hall de la salle des ventes, à la recherche de bogaert. Un grand brun aux yeux verts, beau de surcroît, ça ne doit pas passer inaperçu. Mais la foule est dense et je ne parviens pas à le repérer. J’interroge Simon du regard, mais il me fait signe qu’il ne l’a pas vu non plus. Sans doute arrivera-t-il plus tard, pour les ventes de la soirée, les plus intéressantes. Résignée à patienter, je me dirige vers le buffet et tente de commander un jus de fruits au serveur débordé qui m’ignore pour se concentrer sur ses clients les plus prestigieux. À mes côtés, une jeune femme blonde, très jolie et très enceinte, me sourit et demande timidement :
- si vous parvenez à capter son attention pour le faire s’intéresser à vous deux secondes, je vous serais reconnaissante de bien vouloir me commander une eau minérale.
- pas de problème. Mais je ne vous promets rien. Je me sens aussi transparente que le fantôme de l’opéra. Au fait, je m’appelle Amy.
- enchantée, moi c’est Lou. Et j’ai abandonné l’idée d’être servie il y a bien cinq minutes.
Tout en continuant à m’agiter sous le nez du serveur, je lui demande :
- vous êtes française, vous aussi ? Votre accent ressemble au mien.
- en effet. Je suis de paris. Mon mari et moi partageons notre temps entre la France et les Etats-Unis. Là ! Ne le loupez pas ! s’écrie-t-elle tout à coup en désignant le serveur qui s’est immobilisé pour décapsuler une bouteille.
Je bondis vers lui et lui réclame dans un souffle :
- un-jus-d’ananas-et-une-eau-minérale-s’ il-vous-plaît-merci. Il hoche la tête et disparaît promptement.
- bien joué, me dit Lou en riant. Vous avez de bons réflexes.
Nous engageons naturellement la conversation ; Lou est volubile et, comme toutes bonnes parisiennes, nous évoquons notre capitale et ses merveilles. Lorsque le serveur réapparaît avec nos consommations, nous allons nous asseoir près des baies vitrées du hall, d’où je peux guetter l’arrivée de bogaert. Lou, quant à elle, attend son mari, retenu sur un green de golf par un rendez-vous d’affaires qui s’éternise. Je cherche Simon du regard et l’aperçois qui rôde à l’entrée de la salle des ventes, le nez au vent, appareil photo en main. Il paraît déplacé et gauche, au milieu de tous ces gens fortunés, chics jusqu’au bout de leurs Gucci. Mais je lui fais entièrement confiance pour tirer le meilleur parti de l’ambiance ; ses clichés de Frida Pereira sont superbes. Vers seize heures trente, le mari de Lou apparaît :
- chéri ! dit-elle joyeuse, tandis qu’il la prend dans ses bras pour l’embrasser tendrement.
Le baiser se prolonge, et je finirais presque par me sentir gênée si je n’étais pas tellement occupée à détailler le nouvel arrivant : grand, brun aux yeux verts, d’une beauté époustouflante, il a tout du prince charmant. Mais surtout, il ressemble à s’y méprendre à Alexander bogaert.
Quelle chance incroyable ! Quand enfin il s’écarte de Lou, je suis toujours en train de le dévisager.
- ça vous plaît ? me demande-t-il abruptement.
- Pa…pardon ?
- vous aimez regarder ?
- arrête de la taquiner, Alex, dit Lou en lui mettant un petit coup dans les côtes. Elle m’a sauvée de la déshydratation.
- Alex ? Répété-je, confuse. Vous êtes Alexander bogaert ?
- je suis monsieur bogaert et je ne pense pas vous connaître, dit-il sans amabilité.
Un lion transformé en agneau, tu parles ! Il a encore des griffes et des crocs, ton agneau, Simon !
- Alex ! La réprimande Lou.
Le regard de pure tendresse qu’il adresse à sa femme me donne le courage de me lancer :
- monsieur bogaert, veuillez m’excuser si j’ai paru impolie, mais en fait je vous attendais… je suis Amy Lenoir d’undertake.
- bien, répond-il sans chaleur tandis que Lou lève les yeux au ciel et me fait signe de continuer.
- et… euh… j’aurais souhaité, si vous le permettiez, vous poser certaines questions. Si ça ne vous ennuie pas. Enfin… si vous avez le temps, aussi. Voilà…
Il m’intimide tellement que je ne suis plus capable de construire une phrase. Il me laisse encore un peu m’empêtrer dans quelques « euh… » Et « si… » Avant de s’asseoir près de Lou et d’accepter l’interview. Je me détends alors et la suite se déroule plus sereinement. Quand Simon nous rejoint, je suis tout à fait décontractée. Alexander bogaert a l’air déçu de constater que son petit numéro de grand méchant lion est percé à jour, mais il est beau joueur et je découvre un homme charmant, éperdument épris de sa femme. J’ai rarement vu un couple aussi amoureux et je ressens un petit pincement au cœur. Quand Lou regarde Alexander, ses yeux brillent d’un tel éclat, son visage rayonne à un tel point, qu’elle en est transfigurée. De belle, elle devient splendide. Comme j’aimerais un jour ressembler à Lou ! Poser sur un homme le regard qu’elle pose sur Alexander. Être à mon tour regardée comme il la regarde, avec une passion qu’on devine presque douloureuse tellement elle est intense. Ces deux-là s’aiment comme personne. Ils sont deux étoiles qui ne brillent que l’une pour l’autre, et tous ceux qui les approchent ne peuvent qu’être éblouis par leur rayonnement. Vers dix-sept heures trente, nous en avons terminé et Simon a pris de belles photos du couple. Lou et Alexander prennent congé et se lèvent pour rejoindre la salle des ventes. Il est avec elle d’une prévenance qui, encore une fois, me bouleverse. Je les vois s’éloigner à regret, j’aurais aimé me réchauffer encore un moment à la flamme de leur amour. Le fond de l’air me semble tout à coup bien froid.
- Roméo et Juliette feraient pâle figure à côté de ces deux-là, murmure Simon.
Je découvre avec étonnement et soulagement que je ne suis pas la seule à envier le couple. Je n’arrive pas à déterminer si Simon est nostalgique, déprimé ou seulement mélancolique. Dans le doute, je propose :
- allez viens, on va essayer d’attraper le serveur pour se faire apporter un petit remontant. On l’a bien mérité, après cette journée riche en émotions et c’est fini pour aujourd’hui : les enchères vraiment intéressantes ne vont pas tarder à débuter. Nos dernières "cibles" doivent être dans la salle principale maintenant ; pas question de les déranger.
Mais, malgré quelques belles tentatives de Simon, nous ne réussissons pas à nous faire servir et nous rentrons, bredouilles et assoiffés, au sleepy princess. Nous regagnons l’hôtel à pied, chacun perdu dans ses pensées. Comme la veille, je commande un sandwich au room service. Puis je prends le chemin de central Park, tandis que Simon sort se changer les idées. Il est plus tôt qu’hier lorsque je retrouve mon banc, il fait encore jour. Je fais le point sur cette journée, chargée mais productive, et je suis satisfaite. Ma collaboration avec Simon se passe bien. Il est compétent, serviable, vraiment adorable. J’ai appelé Edith pour lui faire un compte-rendu et lui dire que mes deux interviews se sont très bien déroulées :
- parfait, Amy, a-t-elle répondu. Avez-vous trouvé un moyen d’approcher roman Parker ?
- pas encore mais j’y réfléchis.
- ne réfléchissez pas trop longtemps. Agissez. Si vous ne lui mettez pas la main dessus, votre article ne vaut rien.
Fin de la communication. Je suis restée un peu bête avec mon téléphone encore à l’oreille, à me demander si nous avions été coupées. Mais son ton laissait peu de place au doute : elle m’avait bel et bien raccroché au nez.
Ok… oui, merci pour vos encouragements, Edith. Je vous souhaite une bonne soirée à vous aussi. J’ai été ravie de vous parler.
Tout en grignotant mon sandwich, je récapitule ce que je sais de Parker. Il y a forcément un moyen de l’approcher. Je dois réfléchir. je sais qu’il est à new York ce week-end avec son associé Malik hamani, je sais qu’il est intéressé par une des pièces de collection mises en vente (même si j’ignore de laquelle il s’agit) et je sais qu’il a des bureaux, ici, à Manhattan…
Je décide donc de me rendre aux Parker Tower demain matin. Après avoir tenté d’obtenir des informations auprès de bogaert sans succès, il est clair qu’ils ne se connaissent pas. J’ai également essayé de prendre rendez-vous par l’intermédiaire de la secrétaire de Parker, mais, sans surprise, il n’accepte pas de recevoir de journalistes. La seule option qui me reste est d’y aller directement et de frapper à son bureau.
Rassurée par cette décision, je m’installe plus confortablement sur mon banc et laisse mon esprit vagabonder en observant les promeneurs. Des images de Lou et Alexander me reviennent régulièrement en tête et je me surprends à chercher du regard mon joggeur de la veille. Ce n’est qu’à la tombée de la nuit qu’il apparaît enfin. Je reconnais sa silhouette élancée, son survêtement gris anthracite. Il commence par quelques échauffements sur le gazon : étirements, flexions, extensions, squats… je peux admirer à loisir l’élasticité de son corps, sa force et son équilibre. Il s’est installé dans un coin reculé de la grande pelouse, à l’abri de la plupart des regards, mais pas du mien. Après quelques minutes, il commence à courir, ses petites foulées s’allongeant progressivement. Un enfant lance un ballon dans sa direction ; il le lui renvoie avec un joli effet de pied qui fait rire le petit garçon.
Au cours de la soirée, j’ai pris quelques photos du parc au clair de lune et je décide d’en envoyer par mail à mes parents, avec un mot pour leur dire que tout va bien. Puis je quitte mon banc et me dirige vers la sortie. Je croise mon joggeur ; tête baissée sous sa capuche, il ne m’accorde pas la moindre attention. Dommage, j’aurais aimé voir son visage…
Le lendemain matin, je me rends aux Parker Tower. Leur architecture est bluffant : trois tours cylindriques, immenses, aux parois de verre coloré, l’une émeraude, l’autre sanguine et le dernier ivoire. Mises à part leurs couleurs chatoyantes, elles sont identiques jusque dans les moindres détails. Halls d’accueil immenses et sobres, mobilier aux lignes épurées, personnel souriant. Je suis accueillie avec une grande courtoisie et éconduite avec la même politesse :
- m. Parker n’est pas disponible, mademoiselle (red Tower)
- je crains de ne pouvoir vous obtenir un rendez-vous, mademoiselle Lenoir (green Tower)
- non, ni son téléphone ni son mail, mademoiselle, je suis navrée (white Tower)
Après un bon quart d’heure de négociations diverses (et vaines) avec chacune des secrétaires, je finis, dépitée, par leur laisser ma carte de visite. Elles la glissent dans un dossier épais comme un annuaire et m’informent gentiment que m. Parker donne rarement suite.
- pour ne pas dire jamais, ajoute même celle de la red Tower, une femme belle et ronde dont les boutons de chemisier menacent de sauter à chacune de ses inspirations.
À quinze heures, je rejoins Simon à la salle des ventes, bien déterminée à traquer le fameux Parker. J’y croise à nouveau Lou bogaert, avec laquelle je discute un long moment. Elle est vraiment sympas ; nous nous quittons sur la promesse de garder le contact et échangeons nos mails. Après avoir mené à bien mon entretien avec Taylor dewitt, le jeune héritier de l’armateur, qui m’a draguée éhontément pendant toute l’interview, la chance me sourit enfin. Je repère dans la foule un homme trapu au visage aimable, réservé, que je parie être Malik hamani, l’associé de Parker. Je décline une énième proposition à dîner aux chandelles avec dewitt pour foncer droit sur hamani :
- bonjour, Amy Lenoir d’undertake. Vous êtes malik hamani ? Lui demandé-je, bille en tête, trop inquiète à l’idée de le voir m’échapper pour y mettre les formes.
- c’est exact, que puis-je pour vous ? répond-il avec douceur.
- eh bien, vous pourriez me sauver la vie, par exemple.
- à ce point ? S’étonne-t-il, charmé.
- ou du moins, sauver ma carrière, avant qu’elle ne soit tuée dans l’œuf.
- si je peux faire quoi que ce soit en ce sens, ce sera avec plaisir, affirme-t-il en souriant. Je vous écoute.
- vous êtes l’associé de roman Parker, c’est bien cela ?
- exact, répond-il avec soudain une certaine réserve.
- j’aimerais le rencontrer. Pour un entretien. Pour mon article. Pour undertake.
- hum…
- pour ne pas rentrer les mains vides à boston. Ma chef de rubrique veut cette interview.
Malik hamani secoue la tête en soupirant. Je continue sur ma lancée :
- qu’il m’accorde juste dix minutes.
- …
- cinq minutes ? Cinq minuscules minutes et il n’entendra plus jamais parler de moi.
- je suis navré, mademoiselle, mais je suppose que vous savez que roman n’accorde jamais d’interview ?
- je sais seulement qu’il n’en a jamais accordé jusqu’à présent. Cela ne signifie pas qu’il ne le fera pas si une occasion formidablement enrichissante se présentait.
- une occasion formidablement enrichissante ? enrichissante pour qui ? demande-t-il amusé.
- pour lui, pour moi, pour les lecteurs.
- eh bien… je lui ferai part de votre proposition. S’il accepte de l’entendre, ce qui n’est pas gagné.
- merci. Merci, vraiment.
Est-ce que je peux lui demander à quoi il ressemble ? Ça ne serait pas abuser ? Ça ne paraîtrait pas étrange ?
- mais je ne vous promets rien. Roman peut être un peu dur d’oreille, quand on lui parle de choses qu’il ne veut pas écouter…
Non, je ne peux pas lui demander. Ça fait vraiment trop groupie psychotique et Parker est un milliardaire, un homme d’affaires, pas une pop star.
Je le remercie encore avant de mettre le cap, suivie de Simon, sur un quinquagénaire à l’air affable qui doit être John Baldwin.
Ma rencontre avec Baldwin dissipe l’angoisse de n’avoir pas pu approcher Parker. Il est charmant, simple et enjoué, et je n’ai pas l’impression de parler à un homme dont la fortune dépasse les vingt milliards de dollars. Quand je lui demande d’où lui vient cette modestie, il répond :
- je n’ai pas toujours été riche, mademoiselle, et je me souviens parfaitement du temps où je travaillais comme maçon sur les chantiers de construction.
- comment un ouvrier de maçonnerie peut-il devenir multimilliardaire ? Demandé-je, fascinée.
- avec un peu de chance, beaucoup d’acharnement, de l’audace, et après pas mal de galères. Les journées sur les chantiers étaient interminables, je rentrais épuiser, les mains crevassées par le ciment. Quand mon meilleur ami, Pablo, est mort en chutant d’un échafaudage, j’ai fait le serment de sortir de cette vie. Pablo avait dix-neuf ans. L’échafaudage était instable, on le répétait chaque matin : « ça tient pas, boss. On va se casser la gueule. » Et chaque matin, le contremaître répondait : « vos gueules, les mômes. Si vous voulez toucher votre paie, grimpez. Sinon, tirez-vous. » Quand Pablo est tombé, j’ai pensé qu’il y aurait une enquête, que le matériel serait reconnu défectueux et que le contremaître irait en prison, avec m. delmare, le propriétaire du chantier. Mais rien ne s’est passé. On a enterré Pablo et on est retournés sur l’échafaudage, toujours aussi dangereux. delmare avait su glisser suffisamment de billets dans les bonnes poches. J’ai compris que l’argent pouvait tout acheter, même une bonne conscience, et j’ai décidé de tout faire pour m’en sortir.
- vous y croyez encore aujourd’hui ? Que l’argent peut tout acheter ?
John Baldwin me répond en riant :
- non, bien sûr que non. Mais qu’est-ce que ça facilite la vie !