
Photographe et travailleuse du sexe, Romy alizée nous a dévoilé ses passions érotiques pour les grands sommets avant de publier sa première nouvelle dans un recueil collectif illustré, hold-up 2 1, paru en octobre 2023.
A quoi pensait charlotte perriand lorsqu'elle a posé seins nus devant la chaîne des alpes en 1929 ? Était-elle, comme moi, captivée par les lignes de crêtes, éblouie par la blancheur immaculée des glaciers, impressionnée par l'autorité suprême des pics ? Avait-elle envie de les embrasser, ces montagnes ? De les toucher, au moins...
Architecte et designer, charlotte perriand était passionnée par les paysages montagnards. J’ai découvert cette photo prodigieuse d'elle grâce à une amie, à qui je venais de confier mon amour vibrant pour les cimes et mon obsession nouvelle pour tout ce qui évoque pêle-mêle l'altitude, les crevasses, les cordées, les cairns et la nourriture lyophilisée. L’idée de montrer ou d'offrir ses seins aux sommets alpins m'a doucement fait frissonner. J’ai senti qu'il fallait que je le fasse à mon tour, après charlotte, comme un geste d'abandon total, une preuve d'amour inconditionnel, un élan d'engagement. Mais pas n'importe où : face à la fragile et sensuelle mer de glace.
Quelques années plus tôt, quelque chose a changé en moi lors d'une randonnée initiatique. Chaque mètre de dénivelé parcouru me rapprochait des arêtes sommitales, et une fois arrivée au bout de ce sentier abrupt, j'ai rencontré non pas une Butch ni un tomboy, mais une amante. Mon amante. La montagne. Depuis, je la regarde avec désir, je la grimpe avec ardeur, je fais cling-cling sur ses pierriers grisés, armée de mes bâtons de marche. C’est aussi simple que ça : j'ai envie d'entrer en elle, de m'y lover, de la pénétrer avec mes doigts, de l'inviter à me pénétrer à son tour avec ses pics. Je suis prise de visions fantasmagoriques où je fusionne avec la roche, elle me remplit de tous les côtés, m'enveloppe comme une vague et me fait jouir comme si j'étais devenue une avalanche, un morceau de montagne, un sérac. La montagne se rebiffe, comme il se doit, contre l'activité humaine. Elle est menacée, ébranlée, parfois aride et même triste à regarder. Ce n'est donc pas un hasard si j'ai ce besoin fou de l'aimer jusqu'à la baiser tout entière. C’est une tentative irrépressible de préservation, une pulsion romantique – et utopique, j'en conviens – pour l'empêcher de disparaître à jamais, un peu comme lorsqu'on fait l'amour une dernière fois avec une personne aimée qu'on ne reverra jamais, mais dont on veut conserver un ultime souvenir immaculé.
Baiser pour mourir un peu ensemble. Il m'arrive de dormir avec mes cartes ign, et je me demande si c'est normal de les toucher autant, de les respirer comme si c'était la nuque chaude de ma compagne (la vraie, humaine). Je me dis que je deviens bizarre avec toutes ces images mentales envahissantes, et surtout, est-ce que je pense vraiment qu'une montagne ça se baise ? J’en parle à des habitantes de la vallée de chamonix (des gouines principalement), qui ont répondu à mon appel à l'aide. Je leur demande si c'est envisageable d'aller sur un glacier, de se mettre à nu, puis de se frotter à lui et de filmer ça pour en faire un film, par exemple. Elles répondent : "oui, fais-le, on t'accompagne. Tout le monde devrait étreindre un glacier au moins une fois dans sa vie. Tout le monde aura, un jour, envie d'une montagne. Le summum de l'érotisme, là où ça vit, là où ça tremble et transpire, là où les avalanches font un bruit d'enfer, terrifiant, face aux glaciers qui, eux, fondent lentement, régulièrement et de plus en plus vite. Plus on monte, plus on mouille. Au revoir, oxygène ! Le souffle coupé comme dans la baise, moi, c'est comme ça que je baiserai la montagne."
Au moment où j'écris ces lignes, dans un café parisien du Xe arrondissement, je repense à une lesbienne de la vallée de chamonix, récemment rencontrée dans ce même lieu. Elle a tout de suite compris mon rapport particulier à tout ce qui fait la montagne. Sa verticalité, aussi effrayante qu'attirante, les histoires de marche ou d'ascension – dans lesquelles on comprend que chacune d'entre nous a une histoire personnelle avec elle –, mais aussi la prégnance.
On s'est dit qu'il ne fallait pas chercher à comprendre parce que c'est justement ça qui est beau : ça donne matière à imaginer, à réfléchir et à entrevoir un futur apaisant, à écrire nos récits, loin de l'esprit de conquête, davantage proche d'une sensation, d'une expérience vertigineuse teintée d'éros. La montagne, je lui ai dit, je la ressens depuis la ville. Chaque nuit, je rêve d'elle et du bleu de ses glaciers. Au matin, elle est encore là quand j'ouvre les yeux. J’ai peur de la voir mourir comme je crains de la perdre, alors je m'accroche à ce que j'ai, mon repère. La montagne est mon amante. Mon vertige.